5

        

— Avancez.

Sénart allait protester mais il entendit la voix de Marie-Adélaïde chuchoter :

— Obéis, c’est bien ce que tu voulais, non ?

Il fit un pas, puis un autre. La pointe de la dague appuyait toujours dans son dos, pas suffisamment pour lui faire mal mais assez pour qu’il ne l’oublie pas.

Parfois, la voix masculine prononçait un ordre : « À droite, à gauche. » Ou le mettait en garde : « Attention, il y a une marche juste devant vous. Ces pavés sont glissants… » Au bout de quelques instants, il avait perdu tout sens de l’orientation.

« Comment font donc les aveugles ? » se dit-il. Il se sentait environné de ténèbres hostiles. L’instant d’avant, il était dans Paris, la ville surpeuplée et familière. Et, tout de suite après, il marchait dans la plus totale obscurité, les bruits de la ville avaient disparu comme par enchantement. Seuls résonnaient ses pas, ceux de ses mentors, lourds et étouffés, et ceux, plus discrets, de la Sibylle. Il la sentait tout proche de lui. Au bout d’un long moment, il se décida à murmurer :

— Où sommes-nous ?

Elle répondit sur le même ton :

— Je n’en ai aucune idée. Il y a à Paris des endroits dont même le Comité ignore l’existence. Des lieux où le temps et l’espace ne font plus qu’un, où les pendules ne servent à rien, de même que les boussoles.

Il sembla à Gabriel-Jérôme qu’ils descendaient une pente douce mais constante qui devint plus abrupte au fur et à mesure qu’ils avançaient.

— Attention, il va y avoir des marches, le prévint la voix de l’homme derrière lui.

Il marcha avec prudence et manqua tomber lorsque son pied rencontra le vide.

— Attention !

Désorienté, il faillit trébucher. Une main ferme lui prit l’épaule. Il eut la tentation de se débarrasser de son bandeau et de désarmer son ravisseur, mais la curiosité l’emporta. Si la fille avait raison, ces gens ne lui feraient pas de mal et Vadier serait satisfait du rapport qu’il pourrait écrire. Ce fut peut-être aussi une crainte superstitieuse qui le freina. Leurs pas sur la pierre renvoyaient maintenant un écho lointain, comme s’ils descendaient dans une cathédrale souterraine. La descente dura longtemps. Régulièrement, ils atteignaient un palier, faisaient une brève pause et reprenaient leur marche vers les profondeurs. Sénart se sentait périodiquement pris par d’étranges étourdissements, comme s’il n’était plus dans le monde réel mais quelque part entre ciel et terre. Il laissa libre cours à son imagination. Et si elle avait eu raison, et si Paris, pourtant sous la domination sanglante des Comités révolutionnaires, était aussi le lieu d’affrontement entre deux forces occultes ? D’un côté les frères de l’ombre, la Loge Noire au service de Satan, aidée par un démon, et de l’autre, les frères de la lumière se battant sous la bannière du Philosophe inconnu. Après tout, la fondation de la ville remontait à une antiquité immémoriale. À une époque où le dieu des chrétiens n’avait pas encore placé toutes les populations de Gaule sous sa loi. À une époque où les druides allaient encore cueillir le gui sacré avant de sacrifier leurs prisonniers sur de sanglants autels.

« Je délire ! se dit-il. C’est cette femme avec ses prédictions incohérentes et ses tours de passe-passe. Ce sont de simples agitateurs qui se sont réfugiés dans les catacombes ou dans les caves de quelque couvent abandonné ! »

Pourtant, il avait peur. De plus en plus peur.

Leur longue descente prit fin brutalement. Il sentit qu’on l’effleurait. Le poignard n’appuyait plus dans son dos. Devant lui, trois coups retentirent à un rythme bien précis. Sans doute un signe de reconnaissance. Il s’efforça de s’en souvenir : deux coups brefs, un coup long.

Une porte s’entrebâilla dans un grincement.

— Venez.

Cette fois-ci, l’homme le poussa délicatement. Ils avancèrent, et l’atmosphère changea du tout au tout. Plus d’humidité, plus de remugles de caves. Ils étaient dans un endroit chauffé. Il y régnait un parfum entêtant. « De l’encens », reconnut-il.

— Restez ici. N’enlevez pas vos bandeaux car c’est la mort qui vous attendrait alors à coup sûr.

Le silence régna sur-le-champ dans la pièce.

— Où sommes-nous ? demanda-t-il sur un ton plus inquiet qu’il ne l’aurait voulu.

— Dans le pronaos, lui répondit Marie-Adélaïde.

— C’est-à-dire ?

— Dans le vestibule du temple, si tu préfères.

Il se tut un instant. Elle était tout à côté de lui, aveuglée, elle aussi. Il parla le plus doucement qu’il put :

— Penses-tu qu’il était sérieux ?

— Que veux-tu dire ?

— Lorsqu’il nous a menacés de mort si nous retirions nos bandeaux.

— Certainement. Ils n’auraient alors pas le choix. Sans doute plusieurs frères nous surveillent-ils en ce moment même, les armes à la main. Tu représentes les Comités, et si l’ennemi qui les poursuit est encore plus terrible que Vadier et Robespierre réunis, vous êtes néanmoins redoutables. Si tu les reconnaissais, ils n’auraient pas le choix. Maintenant, tais-toi et écoute, la cérémonie est commencée.

Effectivement, il perçut un vague murmure. Une voix étouffée, comme provenant d’une très grande distance. Elle s’exprimait sur un rythme monocorde presque hypnotique :

« Architecte suprême de tous les mondes ! Père de toute chose, toi dont la volonté s’accomplit par ses propres puissances ! Toi qui veux être éternellement et qui es ! Toi qui as constitué les êtres par la parole ! Reçois donc, Éternel Architecte, le pur sacrifice verbal des âmes et des cœurs ! Qu’il monte vers toi avec cet encens, ô Inexprimable, Ineffable que seul le silence peut définir ! Ne permets point que nous nous égarions, donne-nous la force, illumine de ta gnose les hommes encore dans les ténèbres de l’ignorance. Tes propres enfants ! Puissions-nous donc, maçons des temples de Memphis, marcher vers toi, dans la lumière, puisque l’homme qui t’appartient peut partager ta sainteté et ta lumière, ainsi que tu lui en as donné le pouvoir… »

Ce galimatias se prolongea encore longtemps.

— Que font-ils ? murmura le secrétaire rédacteur.

— Chut, ils ouvrent les travaux. Je pense qu’ils vont nous auditionner.

— Y en a-t-il encore pour longtemps ?

— Je ne crois pas. Écoute !

La voix continua, plus forte :

— À la gloire du Grand Architecte de l’Univers, au nom du souverain sanctuaire des Gaules, des Sublimes ordres universels d’Égypte, en vertu des pouvoirs qui m’ont été conférés, je déclare ouverts les travaux de cette vénérable loge. Unissons-nous par le signe et célébrons cet heureux moment par la batterie suivie de l’acclamation.

À ce moment retentirent les mêmes trois coups qui avaient été frappés à la porte mais infiniment plus puissants, comme si une foule nombreuse les scandait. Puis il sursauta en entendant la triple acclamation sortie de dizaines de bouches :

— ALLELUIA ! ALLELUIA ! ALLELUIA !

Il n’eut pas le temps d’interroger sa compagne que la voix se fit de nouveau entendre :

— Mes frères, nous ne sommes plus dans le monde profane. Que nos travaux qui reprennent force et vigueur demeurent conformes à l’Harmonie universelle et qu’ils n’aient d’autres buts que la gloire de l’Architecte éternel, la pérennité de la vraie maçonnerie, le bonheur de tous les êtres !

À nouveau, le silence se fit. La même voix reprit :

— Frère secrétaire, veuillez nous lire l’ordre du jour.

— Vénérable maître en chaire et vous tous mes frères en vos grades et qualités…

Sénart reconnut immédiatement la voix de celui qui les avait menés jusqu’à la porte du temple. L’homme continua :

— Il y a dans le pronaos, en ce moment même, deux profanes qui demandent à être entendus par la loge. J’insiste pour qu’ils puissent s’exprimer devant nous. Il y va de l’intérêt de la franc-maçonnerie en général et de cette loge en particulier.

— Qu’il en soit ainsi. Faites entrer les profanes, mais veillez bien à ce qu’ils restent aveugles à nos mystères.

Sénart serra les poings. Il en était sûr, c’est de ce moment que dépendait le succès de sa mission. En entrant, il eut une pensée fugitive qui le déstabilisa : la fille avait-elle prévu cette audition dans ses cartes ?

Deux hommes le poussèrent en avant et ils marchèrent ainsi une quinzaine de pas. La porte se referma lourdement derrière eux. L’atmosphère avait totalement changé. L’odeur de 1’encens faillit l’étouffer. Il sentit une foule autour de lui. De nombreuses respirations oppressées, des toussotements, des raclements de pieds. Combien y avait-il ici de ces contre-révolutionnaires ? Une autre respiration, familière celle-là, attira son attention. La fille était à ses côtés. Quel pouvait donc bien être ses rapports avec cette assemblée ? On lui avait bandé les yeux à elle aussi, ce qui signifiait qu’elle n’appartenait pas à leur cercle et qu’ils n’avaient pas une confiance absolue en elle.

La voix qu’il avait entendue depuis le vestibule s’éleva de nouveau. Elle venait de très haut, comme si l’homme parlait de loin et que seul l’écho de ses paroles parvenait jusqu’à eux.

— Profanes, vous avez demandé à être introduits parmi nous. Sachez que si cette cécité provisoire dont nous avons recouvert vos yeux nous protège contre toute indiscrétion, elle assure aussi votre sécurité. Si par malheur vous contempliez l’un d’entre nous, une mort aussi soudaine qu’inéluctable vous attendrait. Le secret de nos travaux doit être protégé, mais également votre raison aveugle ne pourrait sans doute pas supporter le spectacle de ces mêmes secrets. Maintenant, dites-nous qui vous êtes et ce que vous voulez exactement.

Le jeune homme s’éclaircit la gorge : jamais il ne s’était trouvé dans une telle situation. « Tout est fait pour m’impressionner, en fait, ils ont sans doute encore plus peur que moi ! » se dit-il pour se rassurer. Cependant, il les croyait volontiers capables de l’exécuter sans autre forme de procès si d’aventure il lui venait l’idée d’enlever le bandeau qui l’aveuglait. Il s’efforça de garder un ton ferme, pourtant le son de sa voix lui parut bien dérisoire dans ces lieux dont il ignorait jusqu’à l’emplacement et la disposition.

— Citoyens, je suis Gabriel-Jérôme Sénart, secrétaire rédacteur auprès du Comité de sûreté générale. On m’a confié la tâche de trouver l’assassin du ci-devant Charles Dominique Saulx, vicomte de Tavannes, mort ce matin dans de mystérieuses circonstances à son domicile situé rue des Ménétriers. On m’a également confié la mission de découvrir l’identité d’un ennemi de l’État connu sous le sobriquet de « Philosophe inconnu ». La femme qui m’accompagne m’a assuré que vous pourriez me procurer des éléments afin que je mène à bien mes recherches. Elle m’a aussi assuré que ma vie ne serait pas menacée en ces lieux.

En vérité, elle ne lui avait pas tout à fait dit cela, mais il espérait que son aplomb les convaincrait. Un bref silence suivit cette déclaration.

« Mais que font-ils donc ? » se dit-il à la fois impatient et mortellement inquiet.

Puis le maître des lieux parla de nouveau :

— Monsieur Sénart, sachez d’abord qu’à aucun prix nous ne vous dévoilerons l’identité de celui que vous connaissez sous le nom de Philosophe inconnu, et qui est un de nos très chers frères. D’ailleurs, la connaissance de sa véritable identité ne servirait en rien le Comité de sûreté générale. Comme son nom l’indique, il n’est qu’un homme sage, vivant loin des tourments du siècle, tout entier consacré à ses recherches.

— De quelles recherches s’agit-il ?

Sénart avait interrompu le vénérable maître. Manifestement, ce devait être un manquement grave au sein de la loge car il entendit des exclamations étouffées et désapprobatrices autour de lui. La fille lui chuchota :

— Calme-toi donc, espèce de fou et laisse-le parler.

La voix reprit néanmoins comme si de rien n’était :

— Ces recherches dépasseraient votre compréhension. Sachez seulement que depuis l’aube de l’humanité il est des hommes qui veillent en secret au salut des humains. Il en fut en Égypte, lorsque régnaient les premiers pharaons. Il en fut en Terre sainte, lorsque le roi Salomon fit bâtir le Temple. Il en fut même, parait-il, dans la mystérieuse et mystique Atlantide, telle qu’elle fut décrite par Platon avant sa disparition dans les flots sous l’effet d’une catastrophe cosmique. Ils se réfugièrent dans les terres lointaines du Tibet, aux confins de l’Empire chinois, là où s’élèvent les hautes montagnes de l’Himalaya. Connus sous le nom d’adeptes, ils protègent en particulier les hommes des frères de l’ombre.

« Nous y voilà, se rappela le jeune homme. Les fameux frères de l’ombre évoqués par la Lenormand et leurs loges noires. »

— Notre jeune amie vous a déjà appris l’existence de cette mystérieuse et impitoyable organisation. Où sont-ils nés ? Personne ne le sait. Tout au plus peut-on remarquer que, au cours des âges, ils se sont toujours manifestés lorsqu’un adepte tentait d’œuvrer pour le bien de l’humanité. Ce sont des hommes possédés par les démons élémentaires attachés à la terre ; quelquefois, ces hommes sont leurs maîtres, mais ils finissent toujours par devenir les victimes de ces terribles êtres. Au Sikkim et au Tibet, on les appelle dugpas (bonnets rouges) par opposition aux gelugpas (bonnets jaunes) auxquels la plupart des adeptes appartiennent. Ainsi il y a deux classes de ces terribles frères de l’ombre, les vivants et les morts. Les uns et les autres, rusés, bas, vindicatifs, cherchent à reporter leurs souffrances sur l’humanité ; ils deviennent, jusqu’à l’annihilation finale, des vampires et des goules.

— L’assassin de Tavannes serait donc un démon ? Voilà ce que je ne saurais croire !

— Prenez garde ! Vous n’avez aucune pitié, je dis bien aucune, à attendre des frères de l’ombre. Comme on vous l’a appris, il existe, de par le monde, quatre-vingt-dix-neuf loges noires, chacune composée de quatre-vingt-dix-neuf membres humains, le centième étant un démon. Chaque loge possède des pouvoirs secrets tournés vers le Mal. Le meurtre fait partie de leurs pratiques les plus courantes et souvent sous une forme particulièrement atroce, comme vous avez pu le constater. Les membres dirigeants de chaque loge disposent de pouvoirs considérables car ils font un pacte authentique avec le démon. Ce pacte, véritable contrat, annonce point par point et en détail ce que les deux parties veulent et aussi ce qu’elles doivent respecter. Quand l’humain et le Démon sont d’accord, ce pacte est signé par les deux et ensuite brûlé. Le fait de brûler ce pacte le concrétise dans les plans invisibles et doit être scrupuleusement respecté. Chaque année, au solstice d’été, dans le monde entier, tous les membres de chaque loge sont secrètement réunis. Sous quelque prétexte que ce soit, aucun membre ne doit manquer la triste cérémonie qui voit la mise à mort d’un individu de chaque loge ; ce jour-là, un humain est offert au Démon. La loge fait venir un profane aux dons de médium qui n’appartient pas à la confrérie. Sous hypnose, cette personne  – totalement inconsciente et ignorante des buts criminels de la loge  – va devoir choisir un numéro. Quatre-vingt-dix-neuf morceaux de papier contenant chacun un numéro de un à quatre-vingt-dix-neuf seront mélangés dans une sorte de tambour qui tourne librement. Quand ce tambour s’arrête, le ou la médium y plonge la main. Un numéro sort. Cette personne mourra dans l’année, c’est inéluctable.

— Mais quel rapport avec le meurtre de Tavannes ?

— Notre frère travaillait à mieux connaître leurs criminels desseins, raison pour laquelle la Loge Noire a dépêché son démon pour l’exécuter. Mais nous savons que très prochainement un de ces dénaturés devra mourir car telle est leur loi. Je pense que l’humanité bénéficierait beaucoup de la mort de leur grand maître.

— Qui est-il ?

— Une simple réflexion, dénuée de tous préjugés, vous permettra de le savoir. Nous souhaitons par votre intermédiaire passer un pacte avec le Comité de sûreté générale, monsieur Sénart. Même si nos opinions et nos buts divergent, même si vous nous considérez comme des factieux et que nous n’avons guère une haute estime de votre maître Vadier, un tel arrangement s’avérera mutuellement profitable. Vous-même et le Comité démasqueraient un criminel qui risque à tout moment de plonger le pays dans le chaos. Quant à nous, en contrant les actes de la Loge Noire, nous aurions pour un temps remporté une victoire sur les frères de l’ombre.

Un arrangement avec les ennemis de la Révolution ? Voilà quelque chose qu’il n’avait pas prévu. Que dirait Vadier d’une telle proposition ? Il lui ordonnerait certainement d’accepter quitte à violer le serment dès que cela pourrait lui profiter.

Néanmoins, il avait des scrupules à donner une parole qu’il ne tiendrait sans doute pas.

« Je ne suis pas obligé de rapporter à Vadier tous les détails de cette entrevue », réfléchit-il. Pourtant, et si le Grand Inquisiteur siégeait parmi cette assemblée secrète, et si cette enquête n’était qu’une énorme supercherie destinée à le mettre à l’épreuve ?

« Je délire ! se dit-il. Vadier n’est tout de même pas omniscient et omniprésent comme il s’en donne souvent l’allure. »

Il décida d’accepter.

— C’est d’accord. Je vais m’enquérir de cette fameuse Loge Noire et ce soi-disant démon assassin. D’autre part, jusqu’à ce que cette affaire soit résolue, je ne chercherai à nuire ni à votre organisation ni au Philosophe inconnu. Néanmoins, il faut que vous remplissiez votre part du marché.

— Que voulez-vous dire ?

— Je n’ai aucun indice sur ces hommes. Aucune idée de qui ils peuvent être. Dites-moi plus précisément ce que vous savez.

Un silence. La voix du vénérable maître s’éleva encore, mais cette fois-ci ce n’était pas à lui qu’elle s’adressait.

— Mon frère secrétaire, dites ce que vous avez retenu des révélations que vous a faites notre frère Tavannes.

Quelqu’un parla derrière lui. C’était la voix de celui qui les avait conduits jusqu’ici :

— Vénérable maître et vous tous mes frères en vos rangs, âges et qualités. Notre malheureux frère est mort avant d’avoir pu rédiger un rapport complet sur ce qu’il avait appris. J’ai néanmoins eu l’occasion hier d’échanger quelques mots avec lui. C’était la nuit précédant sa mort. Il a évoqué un individu prétendant appartenir à la loge des frères de l’ombre. Tavannes en doutait car l’homme parlait trop et semblait pris de boisson. En outre, il était sûrement un imposteur car il se faisait nommer comte de Saint-Germain. Néanmoins, quelques détails révélés au cours des conversations qu’il avait eues avec cet homme lui avaient laissé croire qu’il disait peut-être la vérité, aussi absurde soit-elle. Voilà, citoyen Sénart, le seul et unique indice que nous pouvons te donner. Il te reste à trouver l’homme se faisant passer pour le comte de Saint-Germain et à l’interroger. Malheureusement, dans un premier temps c’est à cela que se limitera notre aide. J’ai dit !

Immédiatement, le vénérable maître reprit la parole :

— Monsieur Sénart, vous voyez que notre bonne volonté n’est pas à remettre en cause. Nous regrettons que les Comités soient tellement acharnés à notre perte mais, selon notre amie mademoiselle Lenormand, vous n’êtes ni une brute ni un conspirateur sanguinaire, nous espérons donc que vous aurez soin de ne pas entacher plus notre réputation qu’elle ne l’est déjà auprès de celui qui vous envoie et de garder toute discrétion sur ce que vous venez d’entendre.

Le jeune homme s’éclaircit la gorge : c’était le moment de donner un gage de bonne volonté. Mais en vérité, il ignorait tout des desseins de Vadier.

— Citoyens, j’ai toujours eu à cœur de me montrer le plus précis et le plus impartial possible dans les rapports que je rédige. Cette ligne de conduite sera la mienne dans celui que je remettrai au Comité de sûreté générale. Quant à ma discrétion, vous comprendrez bien que, compte tenu de ma mission, je ne pourrai passer sous silence notre conversation.

— Vous êtes franc et honnête, ce que nous apprécions. Cette entrevue est maintenant terminée. Nous espérons sincèrement que les informations délivrées vous seront de quelque utilité. Frère maître des cérémonies et vous mon frère secrétaire, veuillez raccompagner ces deux profanes sur le pronaos. Là, vous aurez bien soin de les emmener à l’endroit précis où vous les avez rencontrés sans qu’ils puissent reconnaître les lieux où se trouve notre temple sacré.

Trois coups de maillet résonnèrent dans l’ordre convenu, celui que Sénat avait remarqué à la porte du temple. Un homme lui prit le bras.

— Venez.

Et, rapidement, ils sortirent de la pièce.

 

Le chemin du retour lui parut interminable. Ils montèrent les marches, de nouveau leurs pas résonnèrent comme si les souterrains qu’ils parcouraient étaient immenses. Les mêmes étranges étourdissements le reprirent.

« Où cet endroit peut-il bien être ? » se demanda-t-il encore. Il se promit de chercher attentivement, dût-il fouiller le cadastre, tous les plans du quartier du Louvre, sonder toutes les caves avoisinantes, celles des hôtels particuliers. Mais si Vadier mettait la main sur les membres de cette confrérie, il les ferait enfermer et selon toute évidence exécuter. C’étaient des contre-révolutionnaires, des fédéralistes, mais méritaient-ils la mort pour cela ?

Ils marchèrent, marchèrent. Finalement, leur accompagnateur leur dit simplement :

— Voilà, nous sommes arrivés. Vous compterez jusqu’à trente avant d’enlever vos bandeaux. N’essayez pas de nous tromper. Votre vie est encore entre nos mains. Adieu, monsieur Sénart.

— Obéis, lui chuchota la fille. Il y a certainement des tireurs embusqués.

Trente secondes plus tard, frustré de ne pas avoir pu apercevoir ses ravisseurs, le jeune homme enleva son bandeau. À côté de lui, Marie-Adélaïde faisait de même. Ils étaient à deux pas du Louvre. Le pistolet de Sénart, ainsi que son sabre, gisait sur le sol à quelques pas devant lui.

Il se retourna et fouilla du regard l’obscurité parisienne. Rien, personne. Il devait être fort tard, le milieu de la nuit sans doute.

Il se frotta les yeux en maugréant :

— Nous avons été joués fort proprement. Impossible de savoir où sont passés ces maudits ci-devant.

— Ils ont tenu leur parole, fit remarquer la jeune femme. À toi de faire de même.

— Qu’ai-je obtenu ? Un nom, un certain Saint-Germain. Comment le retrouver à Paris ? Si c’est un noble, il se cache, il a pris un faux nom peut-être. D’ailleurs, tes amis ne semblaient pas le tenir en haute estime. Qui est ce Saint-Germain ? En as-tu entendu parler ?

Elle remettait sa coiffure en ordre et pliait le tissu qui avait servi à leur confectionner un bandeau.

— Bien entendu. C’est un homme extrêmement intéressant, très cultivé. Il a, semble-t-il, joué un grand rôle dans la transmission des mystères maçonniques égyptiens dans notre pays et dont tu as entendu une des manifestations ce soir.

Il avait bien noté de nombreuses références à l’Égypte dans les discours du maître de la loge. Cependant, tout cela ne tenait pas debout.

— S’il a inspiré ces gens, pourquoi semblent-ils ne voir en lui qu’un imposteur ? Et pourquoi aurait-il trahi ses frères pour rejoindre la Loge Noire ?

Elle lui sourit dans la semi-obscurité de la rue seulement éclairée par la lune :

— Il est normal qu’ils se méfient, citoyen. Saint-Germain est un homme très mystérieux et nul ne sait quand il est né. Par contre, ce dont on est à peu près sûr, c’est qu’il est mort. Depuis dix ans exactement.

 

La Sibylle De La Révolution
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